Notre attention : un bien commun précieux

Notre attention n’a jamais été autant sollicitée qu’aujourd’hui. Et, nos journées ne durant que 24 heures, nous sommes sans cesse obligés d’opérer des choix : un nombre incalculable d’acteurs cherche donc à capter notre attention, à la retenir… voire, pour certains (et non des moindres), à la manipuler. La maîtrise de notre attention est un enjeu crucial, si ce n’est l’enjeu majeur de ce début de siècle : en effet, ce à quoi nous prêtons attention nourrit notre cerveau et influence le regard que nous portons sur le monde. Et, pour pouvoir relever les défis auxquels le monde est confronté, nous devons impérativement prêter attention à ce qui compte et reprendre la maîtrise de notre attention pour pouvoir tout simplement… penser (librement). Car, notre attention façonne le monde.

L’avenir [des pixels] est entre nos mains appelle notamment à construire dans le sens d’un plus grand respect de notre temps et de notre attention. Nos journées ne durent que vingt-quatre heures (page 318 : « S’il n’y avait qu’un chiffre à retenir parmi tous ceux partagés dans ce livre, c’est celui-ci.»). Notre temps étant limité, notre attention l’est mécaniquement. Capter l’attention est un défi croissant (page 12 :« Nous avons accès à une infinité de pixels et pourtant, nous nous heurtons à un phénomène naturel : les journées ne durent que vingt-quatre heures. Je crois que l’on peut prédire avec un assez haut degré de confiance que cela devrait être le cas encore assez longtemps. Conséquence : dans cet hyperchoix, chacun de nos choix revêt une importance croissante. »

Notre civilisation connaît une « crise de l’attention », nous alerte Matthew B. Crawford, philosophe-mécanicien, notamment dans cette conférence, qui a eu lieu lors du séminaire 2016 de l’erg (école de recherche graphique).

Séminaire 2016 : Matthew B. Crawford, Beyond your head from erg on Vimeo.

Il évoque, en s’appuyant sur des expériences personnelles (à un distributeur automatique, dans un bus, dans un aéroport,…), la façon dont notre attention est aujourd’hui sollicitée de façon intrusive : « It seems like every surface of public space is getting auctioned off to private interests. »

Il nous alerte sur les conséquences de ces intrusions sur nos relations les uns aux autres (« The fields of view that haven’t been claimed for commerce seem to be getting fewer and narrower. The evermore complete penetration of public spaces by attention-getting technologies (…) [directs] us away from one another and toward a manufactured reality. »), sur nous-mêmes et sur notre civilisation : le silence est ce qui nous permet de penser, nous rappelle-t-il. Notre attention est donc une ressource non seulement limitée, mais précieuse. Il nous invite à voir cette ressource comme un bien commun, au même titre que l’air et l’eau.

Un bien commun qu’il convient de respecter. Le mouvement Time Well Spent (« Time Well Spent is a non-profit movement to reclaim our minds from the race for attention.« ), initié par Tristan Harris et James Williams et né du manifeste éponyme, nous invite à construire en ce sens, en concevant des technologies véritablement au service de l’Homme et qui respectent notre temps et notre attention. Le risque aujourd’hui est que les technologies décident à notre place. James Williams nous alerte à ce sujet. Dans une interview publiée le 18 juin 2017 (« Sur son lit de mort, personne ne se dit : « J’aurais aimé passer plus de temps sur Facebook » »), accordée à Annabelle Laurent, journaliste au sein du magazine Usbek & Rica : « Définissons-nous encore ce à quoi nous voulons prêter attention ? Ou est-ce que ces technologies décident à notre place ? Pour moi, c’est une question politique de première importance. ». C’est juste. Et il est crucial que nous en prenions conscience.
Dans l’épisode 3 de la série documentaire (Trop)pressé (ARTE Creative), James Williams nous explique que la maîtrise de notre attention est « un énorme problème politique et moral, probablement le plus grand de notre époque. On ne résoudra pas le changement climatique, ni tous les autres problèmes, si on ne prête pas attention à ce qui compte. » (« I think it’s an enormous political and moral problem. Probably the biggest of our time. Because we can’t fix climate change, we can’t fix all these other problems unless we can attention to what matters. »)

Il est aussi crucial que nous prenions conscience de l’impact des écrans sur nos cerveaux. Ce qui est notamment en jeu : rien moins que notre capacité de lire et de penser. C’est le sujet du livre The Shallows: What the Internet is Doing to Our Brains, de Nicholas Carr (@roughtype), interviewé par Epipheo qui a produit ce petit film d’animation qui aborde les grandes lignes de son ouvrage :

Nicholas Carr « Attention is the key. And if we lose control of our attention or are constantly dividing our attention, then we don’t really enjoy that consolidation process. »

Un enjeu de la maîtrise de notre attention est donc rien moins que celui notre liberté de penser. Dans sa conférence Why Freedom of Thought Requires Attention (Pourquoi la liberté de penser requiert de l’attention), dans le cadre de l’édition 2019 de Re:Publica, Eben Moglen (notamment Président de la Software Freedom Law Center et de la FreedomBox Foundation) aborde l’impact délétère de l’effondrement de l’attention et en appelle à un Internet plus « paisible » : « It should be the clear goal of social policy to help us make the Net quieter. »

Nous ne pouvons nous arrêter à la surface des pixels (ce à quoi nous prêtons attention). Nous devons aussi interroger les « coulisses » des pixels : leur modèle économique et les technologies grâce auxquelles ils nous sont proposés.
Ainsi, par exemple, il est crucial d’avoir une idée de la façon dont fonctionnent les algorithmes des sites que nous fréquentons, comme celui de Facebook, celui de Linkedin, ou encore l’algorithme de recommandation d’une plateforme telle que YouTube de façon à comprendre leur impact à l’échelle de l’individu et à celle de la société. 

Je recommande vivement Réseaux sociaux : flux à lier, l’épisode 95 de l’excellente série documentaire DataGueule (@Data_Gueule). Dans cet épisode, l’animation pédagogique de 4’40 se poursuit par un entretien avec Angie Gaudion (@agaudion), chargée de relations publiques chez Framasoft.
NB : l’épisode est ici rendu accessible depuis PeerTube, l’alternative libre et décentralisée aux plateformes vidéos.

Aral Balkan (@aral), qui se présente comme « Cyborg rights activist » et « Ethical designer », fait aussi partie de ces acteurs qui militent et agissent pour façonner notre océan de pixels de façon libre et décentralisée. Il nous invite à concevoir des technologies qui non seulement respectent le peu de temps que nous passons sur cette planète, qui respectent notre attention en nous offrant une expérience satisfaisante mais aussi (surtout) respectent les Droits de l’Homme.
C’est le message de son Manifeste du design éthique (Ethical Design Manifesto) dont vous pouvez prendre connaissance sur https://2017.ind.ie/ethical-design et qu’il nous présente plus en détail dans cette intervention :

 

Ethical Design Manifesto from ind.ie on Vimeo.

Je vous invite à relever le défi consistant à regarder intégralement, sans que votre attention ne soit perturbée, ces différentes ressources qui questionnent notre liberté dans ce monde que nous façonnons à chaque instant… et nous proposent des réponses pour le construire.

Je vous invite également à faire l’expérience d’accompagner CGP Grey, podcasteur et un créateur de vidéos éducatives, dans sa balade en forêt pour écouter ses intéressantes réflexions au sujet de l’attention. (Question : quelles sensations vous traversent alors que vous vous « promenez » ainsi ?)

Et à (re)voir Augmented (hyper)reality: Domestic Robocop, de Keiichi Matsuda, l’un des enrichissements de la page 35 du livre, un film court de fiction qui nous plonge dans un univers dans lequel notre attention est plus envahie que jamais.
De quoi nous inciter à construire dans une « écologie de l’attention ».

Augmented (hyper)Reality: Domestic Robocop from Keiichi Matsuda on Vimeo.

Dans cette « écologie de l’attention », n’oublions pas de laisser la plus grande place à… l’attention à l’autre. C’est l’un des messages que le réalisateur Steven Spielberg adressait aux nouveaux diplômés d’Harvard en 2016 lors de son Commencement Speech : « (…) And please stay connected. Please never lose eye contact. This may not be a lesson you want to hear from a person who creates media, but we are spending more time looking down at our devices than we are looking in each others’ eyes. (…) ». Un message auquel, je crois, il serait bon de prêter pleinement attention :

Ces mots de Steven Spielberg résonnent avec l’intervention de Wendy MacNaughton (wendymacnaughton.com), illustratrice et journaliste graphique et créatrice de Drawtogether. « Drawing is looking and looking is loving. (…) And if you slow down, I promise, pay attention and really look. You will fall back in love with the world and everyone in it. », nous dit-elle. 

Regarder, c’est aimer.
Il existe un mot pour traduire cette idée : Ifunanya. C’est grâce à l’écrivaine Chimamanda Ngozi Adichie que je l’ai découvert, en écoutant son intervention au World Humanitarian Day en 2016. « In Igbo the word for Love is « Ifunanya » and its literal translation is « To see » (…) » 

 

Ce qui ne bénéficie pas de notre attention dépérit. Ce qui bénéficie de notre attention s’épanouit. 
Il est donc crucial d’éviter de nourrir de notre attention les pixels toxiques et leurs auteurs, même pour exprimer notre réprobation, et de prêter attention et de donner de l’écho à ce qui est à même de permettre au monde auquel nous aspirons de s’épanouir. 
Comme le numérique et la narration, notre attention est l’une des facettes de notre « super pouvoir ». Exerçons-le avec sagesse. 

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(En complément)
Voici la captation de la conférence active “Que faisons-nous de notre super pouvoir ?” que j’ai donnée le 25 janvier 2019, en conclusion de la « Carte blanche à L’avenir des pixels » qui a eu lieu au Sillon à Caen du 14 au 25 janvier 2019. 

Version “clip” de 2’29 » de la présentation qui m’a accompagné pour cette conférence

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